C’est
la victoire sans conteste des tenants de la dérèglementation des marchés
agricoles. Comme les agriculteurs l’ont bien compris depuis fort longtemps, nos
dirigeants politiques se défausseront en renvoyant la responsabilité des crises
sur l’Europe. Mais de quelle Europe parlons-nous ? De quelle gouvernance
européenne s’agit-il, si ce n’est celle décidée par nos propres autorités
nationales ?
Au sortir de la seconde guerre mondiale, l’agriculture était devenue l’un des enjeux majeurs de la nouvelle géopolitique. Ainsi, pour accéder à la nécessaire indépendance alimentaire, la dynamique de modernisation de l’agriculture et les premiers grands investissements dédiés à l’agro-industrie ont été engagés.
Nous
en sommes à la fin d’un grand cycle d’évolutions technologiques et économiques.
Plus que jamais, la question de l’avenir des systèmes productifs se pose. Naturellement,
les actuelles grandes préoccupations sociétales amplifient nos doutes et
interrogations. Qu’il s’agisse de sécurité alimentaire, sanitaire, d’écologie
ou du climat.
Comme
pour toute l’économie dans ses multiples dimensions, on a laissé s’instaurer
des logiques de production spéculatives et globales au sens mondialisées. Les
produits agricoles sont ainsi devenus des matières premières sujettes aux
seules règles de l’offre et de la demande ; dont acte.
Depuis
des mois, nous attendons de savoir si nous avons encore un Etat et des
organisations professionnelles suffisamment stratèges pour élaborer et
structurer une vision d’avenir claire ; en particulier pour ce qui
concerne les nombreuses filières des productions agricoles et agroalimentaires.
Ont-ils encore l’intention d’engager des politiques crédibles à long terme pour
rétablir la juste rémunération du travail des agriculteurs et le nécessaire soutien
aux investissements ?
Démantèlement / recomposition
Après
le grand choc de 2008, le démantèlement généralisé des systèmes productifs les
plus exposés à la concurrence internationale s’est intensifié. Il n’y a donc plus
d’autre solution que d’engager très vite des choix alternatifs pour soutenir
les secteurs les plus exposés aux ravages de la guerre commerciale
internationale. Nous en appelons à des stratégies assumées pour développer des
filières structurées et dont aucun grand pays industriel ne peut se dispenser
dans le contexte des mutations contraintes et brutales des organisations
productives.
Encourager
la diversification, développer des filières de produits plus écologiques,
imposer les mêmes normes de sécurité sanitaire aux produits d’importation, mieux
appréhender l’économie des intrants, sans oublier la problématique des énergies
renouvelables issues de la biomasse, représentent le bon cap … tels sont
nos défis. Dans l’escalade des nouveaux conflits commerciaux qui se dessinent, ce
sont les premiers marqueurs de nos propositions. Certes, ils ne permettront pas
à eux seuls un retournement de conjoncture aussi rapide que nécessaire. En
effet, l’ampleur des problèmes sanitaires, économiques et écologiques sont bien
trop importants pour nous en tenir qu’à ces premières orientations.
Il
nous faut relancer des politiques d’interventions publiques sur les marchés,
reconfigurer la fiscalité, les normes et les mesures de soutien à l’investissement.
Egalement, nous avons à structurer l’économie autour de pôles stratégiques ou
secteurs clés qui doivent conforter les chaînes de valeurs au travers de la
sous-traitance, des services et de l’appel aux compétences.
UN PEU D’HISTOIRE
En son
temps, le modèle agricole des années 60 a très largement contribué à développer
les volumes dans un contexte de productions et de marchés régulés. Cette
politique interventionniste pour suppléer le manque de compétitivité, mais de
toute évidence des plus stratégiques a permis d’atteindre ses objectifs. Ils
l’ont été dès les années 70 et en partie 80. Grâce au progrès technique et à la
massification, les gains de productivité se sont inscrits au cœur d’un modèle
délibérément intensif.
A la
différence d’autres pays, il est utile de rappeler qu’il s’est imposé au
travers du modèle d’exploitation agricole familial dont le syndicalisme agricole
historique s’était érigé en défenseur … au moins de façade !
Les
orientations fondamentales de cette politique de dimension européenne ont ainsi
permis aux principaux opérateurs de l’agroalimentaire français de s’emparer de
belles opportunités. Ils ont hissé notre agriculture aux avant-postes de la
dynamique agricole d’une Europe en construction. La question n’est certainement
pas d’idéaliser les conséquences de ces choix fondateurs de l’agriculture contemporaine ;
Des choix construits autour de cette foi inébranlable de nos aînés dans le
progrès technique durant toutes ces « belles années » 50 - 60.
CONSTAT ; ANALYSE
Les tenants du néolibéralisme
Confrontés
à l’ampleur de la crise actuelle, que dire de ses conséquences sociales ?
Sont-elles liées aux politiques instaurées dès les premières décennies d’après
guerre où découlent-elles des orientations néolibérales qui se sont imposées à
partir du milieu des années 70 ? ([1]).
Il
convient maintenant d’aborder l’avenir de nos filières de production sous un
autre angle.
Coût
sociaux, pollutions, impacts sanitaires, déficits hydriques, épuisement de
certaines ressources, altération des sols … nul ne peut le nier, nous
sommes loin du compte en termes d’analyse de l’impact écologique du modèle,
comme en termes de revenus pour la plupart des secteurs d’activités. Malgré
cela j’entends de la part des plus « productivistes » qu’il n’y a pas
ou plus d’autre possibilité que celle de délocaliser les productions intensives.
Décroissance, délocalisation,
pollutions planétaires.
Le
corollaire serait-il donc d’opter pour la décroissance de nos
territoires ? Ce sont là des discours d’acteurs manifestement soumis à la
logique politique de la pensée unique néolibérale. Traduit autrement, il
conviendrait maintenant de s’exonérer d’un coût social jugé trop élevé et
peut-être plus encore de la contrainte environnementale … Bref, et sans le
moindre état d’âme, ces gens tournent le dos à nos responsabilités sociétales
et collectives en matière d’économie. Parachevons ainsi la « mise en coupe
réglée » des continents les plus vulnérables, … et d’en finir avec la
planète ; l’humanité …
Il n’y
aurait donc plus aucune opportunité de profitabilité à saisir en terres de France
et de l’Ouest ? Pour les tenants de cette approche, il devient donc inévitable
de délocaliser les productions !
Pour
avoir contribué à l’analyse de faits industriels, concernant les stratégies de
délocalisations massives, une fois de plus, n’est-ce pas la même logique
économique choisie ? Tel fut également le cas pour les filières
électroniques dans l’Ouest puis automobiles dans nos pays de Vilaine.
Les tenants d’une vision plus durable.
Partant
de diagnostics divergents, tous font référence à d’indispensables mutations.
Concernant
d’autres points de vue sensibilisés aux enjeux de la santé et de l’environnement,
nous observons une approche radicalement opposée à la conception néolibérale
assimilée par simplification au productivisme.
Paradoxalement,
ces deux visions aboutiraient à la même conclusion : la décroissance !
N’est-ce pas la même perspective de délaissement ou de désertification et par
conséquent d’échec pour nos campagnes ? Mettre un terme à
l’intensification productiviste qui n’a fait que dégrader l’environnement et
les conditions de vie, n’est-ce pas une option ouverte à de nouvelles formes de
modèles extensifs ? Ne s’agit-il pas de concourir à réduire l’emploi dans
les territoires ruraux si nous n’y prenons garde ?
Pour autant, nous ne considérons pas
que le modèle alternatif de développement durable soit une chimère ; C’est
une utopie positive !
A LA CROISÉE DES CHEMINS
Tous
confrontés à ces préoccupations, quelle serait la réponse crédible pour tous
ceux qui font vivre nos territoires et souhaitent contribuer à leur
reconstruction économique, sociale et écologique ?
Nous
avons délibérément pris le parti de la recherche des meilleures voies pour
financer l’innovation qui contribuera au développement des modèles d’avenir et durables.
Ces innovations devront se traduire par des investissements technologiques
nouveaux.
C’est
possible, mais à la condition toutefois qu’il n’y ait plus ces détournements
indécents de la richesse produite dans les chaînes de valeur les plus
structurantes par les seuls acteurs de l’aval agroalimentaire, comme de la
distribution ([2]). C’est évidemment une
problématique majeure dans l’instauration incontournable des rapports de force.
L’État ne peut rester indifférent au jeu du marché. Il doit y prendre toutes ses
responsabilités. Dans l’hypothèse contraire, le risque serait d’aboutir au
délaissement de filières essentielles ou stratégiques pour l’économie
nationale.
- Une véritable et puissante organisation des producteurs dans les territoires,
- des négociations contractuelles étayées par des stratégies collectives de mise sur le marché, seront des atouts précieux.
Dès
les années 80, dans nos différentes responsabilités professionnelles et
politiques, nous avons toujours encouragé de telles options. Modestement, la récente
loi « Sapin II » y contribue ; Ce dont nous nous félicitons. Alors
que la logique néolibérale ne peut s’éteindre à échéance incertaine par le seul
fait du sort,
- nous prendrons l’initiative de l’instauration de marchés à terme européens pour garantir le risque financier que prennent au quotidien nos producteurs ([3]).
Il
devient donc urgent d’initier le nécessaire débat avec des idées fondatrices qui
ne se résument plus uniquement à celui des prix au sens le plus restrictif. Il
convient d’impulser une véritable politique de la maîtrise de nos choix d’investissement
- pour répondre aux enjeux écologiques et sociaux …
- pour l’avenir de nos territoires ruraux.
REFONDER LA POLITIQUE AGRICOLE
Aucune
action de cette nature n’est envisageable sans l’instauration d’un pouvoir d’arbitrage
structuré, fort et stratégique. Il se doit d’émaner de la seule puissance
publique ; ce dont cette dernière s’est totalement dessaisie sous la pression
néolibérale des politiques lobbyistes européennes et nationales. Pour ce faire,
nous n’échapperons plus à la reconstruction des circuits de financement de
l’économie hors des schémas spéculatifs ou du profit sans limite qui se
détournent systématiquement des activités à faible taux de rémunération.
Il
s’impose que le prochain modèle s’appuie sur les leviers :
·
de
l’investissement dans les technologies les plus respectueuses de l’environnement,
·
des
normes sanitaires et sociales claires ; évidemment partagées au sein d’une
Union Européenne à reconstruire ; et si nécessaire dans un nouveau
périmètre politique et géographique,
·
des
circuits de financement diversifiés ; en partie fondés sur le mutualisme ([4]),
·
des
stratégies réfléchies pour la recomposition des tailles d’exploitation adaptées
à chaque écosystème de production ; toujours dans le cadre d’un modèle
d’exploitation coopératif et solidaire ; et enfin des modèles qui ne font
plus de la dissociation du capital et du travail une finalité.
En la
matière, le futur législateur aura quelques responsabilités exceptionnelles et
surtout fondamentales pour impulser un nouveau cap de coopération agricole et
agro alimentaire.
En
outre, les politiques monétaires plus offensives devront-être poursuivies par
la BCE ([5]), comme nombre
d’économistes post-keynésiens dont je suis proche l’ont réclamé depuis des mois
pour sortir de la « stagnation séculaire » ([6]).
Nous
traiterons cette question dans une autre communication spécifiquement consacrée
à l’économie politique.
Nous
considérons qu’il s’agit des leviers qu’il nous faudra très rapidement
mobiliser pour la reconstruction de nos économies d’après crise. Tous les faits
historiques qui ont présidé à la modernisation de l’agriculture d’après guerre,
démontrent que ces outils furent efficaces lorsque le développement et la
modernisation agricole des années 50 - 60 s’est imposé avec entre
autres la réindustrialisation explicitement planifiée de la France.
Le poids économique de
l’agriculture, la place et le rôle de nos industries de l’agro-équipement et de
l’agro-transformation sont à l’heure actuelle bien trop importants pour que ces
questions soient de nouveau éludées jusqu’aux prochaines grandes crises et
manifestations agricoles.
Enfin,
rappelons que les filières économiques ne peuvent s’en tenir qu’au seul développement
des fonctions tertiaires de services et d’études, « R&D » (recherche et Développement) comprise. Même si de telles activités
sont toutes aussi fondamentales les unes que les autres dans l’arrangement complexe
des moyens nécessaires au développement de l’économie, les fonctions
productives essentielles doivent disposer de toute leur place dans nos
territoires.
Renforcer les chaînes de valeur incontournables.
Si
nous voulons construire de véritables chaînes de valeur, ces dernières se
doivent d’être conçues de façon équilibrée et respectueuse de tous les acteurs
présents dans les filières concernées.
Nous
n’y arriverons qu’à la seule condition de nous inscrire dans une perspective réaliste,
pragmatique et constructive ; forcément solidaire ... Ce ne sera
possible qu’au moyen de véritables négociations paritaires, avec l’ensemble des
parties prenantes dans les filières agricoles et agro-industrielles, toutes pourvoyeuses
d’emplois et de compétences diversifiées.
Une variable d’ajustement qui prend
une nouvelle forme : « ubériser » l’emploi agricole.
Nos
agriculteurs sont dans la tourmente. Ils n’ont d’autre choix que de comprimer
leurs charges ; et plus grave encore, de ne plus investir. Cet état de
fait conduit à la dépréciation technologique par l’obsolescence des moyens de
production et par là même au déclin de l’agriculture … Fatalement, la
ruralité en ressort affaiblie.
Pour
« ubériser » l’emploi, on n’a pas trouvé mieux que les lois de
paupérisation Khomri-Valls de 2016. Le travail en agriculture n’y échappe
plus. D’un côté, nous risquons d’avoir une agriculture hautement
capitalistique, capable de réduire ses coûts de production par l’investissement
et la massification. De l’autre côté, nous assistons à l’émergence d’une
agriculture ubérisée, génératrice d’emplois à faible productivité et dont le
statut renforcera la précarité. Par défaut d’organisation, l’agriculture
durable pourrait ainsi rejoindre le modèle social des travailleurs indépendants
précaires chez qui le travail de faible technicité prime sur l’enjeu de
mobiliser le capital indispensable au progrès technologique.
Soulignons
bien qu’il ne s’agit pas d’un fait nouveau. Certains types de contrats, dans
nombre d’élevages dits intégrés peuvent déjà s’assimiler à ce modèle
socio-économique d’asservissement au travail déqualifié.
Pour
conclure notre réflexion, pourquoi les agriculteurs seraient-ils une fois de
plus les seuls agents économiques à subir les conséquences implacables de
l’inélasticité des prix alimentaires ? Cette inélasticité qui amplifie
proportionnellement plus la valeur que le sont les variations réelles de
volumes. Une inélasticité encore, qui les livre en termes de rémunérations à la
volatilité des cours des matières premières agricoles au prétexte que les
dogmes libéraux du marché seraient devenus intangibles.
Publié
en avril 2016, le dernier rapport de l’observatoire de la formation des prix et
des marges des produits alimentaires, vient nous rappeler que toutes les
filières étudiées (céréales, lait et viandes bovines) révèlent des coûts de
revient (rémunérations des agriculteurs comprises) supérieurs aux produits de
vente et subventions cumulés ([7]).
En
cette période de grandes difficultés économiques pour les agriculteurs, le
courage des responsables politiques devait-être de prendre enfin la mesure du
désastre que représente une telle situation pour notre économie nationale. De
toute urgence, il s’agira de se mettre en situation de reconstruire, voire de
réinventer un autre modèle européen ; ou pour le moins à l’échelle de
quelques pays s’il n’y a pas d’accords possibles dans une union plus divisée
que jamais.
Philippe
Bonnin
Février 2017
Le défi qui s’impose à
chacun des acteurs parties prenantes dans la question agricole, c’est de préparer
l’élaboration d’un nouveau projet. Ce projet devra t-être collaboratif et
ouvert à toutes les diversifications technologiques et économiques possibles.
([1]) - C’est au début des années 70 que les pays
industriels ont subi une première rupture dans la dynamique de développement
des organisations économiques productives. Il s’agissait du terme de cette
période de grande prospérité d’après guerre qu’on désigna sous le vocable des
« trente glorieuses ». Les idées keynésiennes ont alors été écartées
par les inclinations néolibérales de marché. Ce courant de pensée était porté
par l’école économique de Chicago. Cette institution a largement contribué à
fonder la pensée monétariste de l’après Bretton Woods (juillet 1944), avec
entre autre Milton Friedman, prix Nobel d’économie 1976.
([3]) - Les « Marchés
à Terme » ou « Futures » sont des instruments financiers dédiés
à la couverture d’un risque de cours. Le principe est de permettre la
négociation (achat ou vente) d'actifs quelconques pour une échéance future. Ce
sont des « produits dérivés » car leur prix va dépendre de
l'évolution des prix au comptant du bien sur lequel ils portent : « le
sous-jacent ». Ce peut être une céréale, des oléo-protéagineux, des viandes,
du lait …
Le négoce à terme
existe depuis que les hommes commercent entre eux. Les producteurs et les
utilisateurs de matières premières, notamment, ont toujours voulu se garantir
contre des fluctuations des cours qui pouvent pénaliser leur commerce.
([4]) - Pour une révision de la politique d'intervention économique du Conseil Général d'Ille et
Vilaine. Ph B – Nov. 2011 : http://philippebonnin.blogspot.fr/2013/09/pour-une-revision-de-la-politique.html
([7]) - http://pdf.lu/7Dhe