vendredi 17 février 2017

Agriculteurs ubérisés! Sursaut ou résignation?

Après des décennies de baisse des revenus, de belles déclarations d’intentions et de « plans d’avenir » successifs, tous les gouvernements ont renoncé aux grandes politiques d’avant les années 90.

C’est la victoire sans conteste des tenants de la dérèglementation des marchés agricoles. Comme les agriculteurs l’ont bien compris depuis fort longtemps, nos dirigeants politiques se défausseront en renvoyant la responsabilité des crises sur l’Europe. Mais de quelle Europe parlons-nous ? De quelle gouvernance européenne s’agit-il, si ce n’est celle décidée par nos propres autorités nationales ?

Au sortir de la seconde guerre mondiale, l’agriculture était devenue l’un des enjeux majeurs de la nouvelle géopolitique. Ainsi, pour accéder à la nécessaire indépendance alimentaire, la dynamique de modernisation de l’agriculture et les premiers grands investissements dédiés à l’agro-industrie ont été engagés.
Nous en sommes à la fin d’un grand cycle d’évolutions technologiques et économiques. Plus que jamais, la question de l’avenir des systèmes productifs se pose. Naturellement, les actuelles grandes préoccupations sociétales amplifient nos doutes et interrogations. Qu’il s’agisse de sécurité alimentaire, sanitaire, d’écologie ou du climat.
Comme pour toute l’économie dans ses multiples dimensions, on a laissé s’instaurer des logiques de production spéculatives et globales au sens mondialisées. Les produits agricoles sont ainsi devenus des matières premières sujettes aux seules règles de l’offre et de la demande ; dont acte.
Depuis des mois, nous attendons de savoir si nous avons encore un Etat et des organisations professionnelles suffisamment stratèges pour élaborer et structurer une vision d’avenir claire ; en particulier pour ce qui concerne les nombreuses filières des productions agricoles et agroalimentaires. Ont-ils encore l’intention d’engager des politiques crédibles à long terme pour rétablir la juste rémunération du travail des agriculteurs et le nécessaire soutien aux investissements ?

Démantèlement / recomposition

Après le grand choc de 2008, le démantèlement généralisé des systèmes productifs les plus exposés à la concurrence internationale s’est intensifié. Il n’y a donc plus d’autre solution que d’engager très vite des choix alternatifs pour soutenir les secteurs les plus exposés aux ravages de la guerre commerciale internationale. Nous en appelons à des stratégies assumées pour développer des filières structurées et dont aucun grand pays industriel ne peut se dispenser dans le contexte des mutations contraintes et brutales des organisations productives.
Encourager la diversification, développer des filières de produits plus écologiques, imposer les mêmes normes de sécurité sanitaire aux produits d’importation, mieux appréhender l’économie des intrants, sans oublier la problématique des énergies renouvelables issues de la biomasse, représentent le bon cap … tels sont nos défis. Dans l’escalade des nouveaux conflits commerciaux qui se dessinent, ce sont les premiers marqueurs de nos propositions. Certes, ils ne permettront pas à eux seuls un retournement de conjoncture aussi rapide que nécessaire. En effet, l’ampleur des problèmes sanitaires, économiques et écologiques sont bien trop importants pour nous en tenir qu’à ces premières orientations.
Il nous faut relancer des politiques d’interventions publiques sur les marchés, reconfigurer la fiscalité, les normes et les mesures de soutien à l’investissement. Egalement, nous avons à structurer l’économie autour de pôles stratégiques ou secteurs clés qui doivent conforter les chaînes de valeurs au travers de la sous-traitance, des services et de l’appel aux compétences.

UN PEU D’HISTOIRE

En son temps, le modèle agricole des années 60 a très largement contribué à développer les volumes dans un contexte de productions et de marchés régulés. Cette politique interventionniste pour suppléer le manque de compétitivité, mais de toute évidence des plus stratégiques a permis d’atteindre ses objectifs. Ils l’ont été dès les années 70 et en partie 80. Grâce au progrès technique et à la massification, les gains de productivité se sont inscrits au cœur d’un modèle délibérément intensif.
A la différence d’autres pays, il est utile de rappeler qu’il s’est imposé au travers du modèle d’exploitation agricole familial dont le syndicalisme agricole historique s’était érigé en défenseur … au moins de façade !
Les orientations fondamentales de cette politique de dimension européenne ont ainsi permis aux principaux opérateurs de l’agroalimentaire français de s’emparer de belles opportunités. Ils ont hissé notre agriculture aux avant-postes de la dynamique agricole d’une Europe en construction. La question n’est certainement pas d’idéaliser les conséquences de ces choix fondateurs de l’agriculture contemporaine ; Des choix construits autour de cette foi inébranlable de nos aînés dans le progrès technique durant toutes ces « belles années » 50 - 60.

CONSTAT ; ANALYSE
Les tenants du néolibéralisme

Confrontés à l’ampleur de la crise actuelle, que dire de ses conséquences sociales ? Sont-elles liées aux politiques instaurées dès les premières décennies d’après guerre où découlent-elles des orientations néolibérales qui se sont imposées à partir du milieu des années 70 ? ([1]).
Il convient maintenant d’aborder l’avenir de nos filières de production sous un autre angle.
Coût sociaux, pollutions, impacts sanitaires, déficits hydriques, épuisement de certaines ressources, altération des sols … nul ne peut le nier, nous sommes loin du compte en termes d’analyse de l’impact écologique du modèle, comme en termes de revenus pour la plupart des secteurs d’activités. Malgré cela j’entends de la part des plus « productivistes » qu’il n’y a pas ou plus d’autre possibilité que celle de délocaliser les productions intensives.

Décroissance, délocalisation, pollutions planétaires.

Le corollaire serait-il donc d’opter pour la décroissance de nos territoires ? Ce sont là des discours d’acteurs manifestement soumis à la logique politique de la pensée unique néolibérale. Traduit autrement, il conviendrait maintenant de s’exonérer d’un coût social jugé trop élevé et peut-être plus encore de la contrainte environnementale … Bref, et sans le moindre état d’âme, ces gens tournent le dos à nos responsabilités sociétales et collectives en matière d’économie. Parachevons ainsi la « mise en coupe réglée » des continents les plus vulnérables, … et d’en finir avec la planète ; l’humanité …
Il n’y aurait donc plus aucune opportunité de profitabilité à saisir en terres de France et de l’Ouest ? Pour les tenants de cette approche, il devient donc inévitable de délocaliser les productions !
Pour avoir contribué à l’analyse de faits industriels, concernant les stratégies de délocalisations massives, une fois de plus, n’est-ce pas la même logique économique choisie ? Tel fut également le cas pour les filières électroniques dans l’Ouest puis automobiles dans nos pays de Vilaine.

Les tenants d’une vision plus durable.
Partant de diagnostics divergents, tous font référence à d’indispensables mutations.

Concernant d’autres points de vue sensibilisés aux enjeux de la santé et de l’environnement, nous observons une approche radicalement opposée à la conception néolibérale assimilée par simplification au productivisme.
Paradoxalement, ces deux visions aboutiraient à la même conclusion : la décroissance ! N’est-ce pas la même perspective de délaissement ou de désertification et par conséquent d’échec pour nos campagnes ? Mettre un terme à l’intensification productiviste qui n’a fait que dégrader l’environnement et les conditions de vie, n’est-ce pas une option ouverte à de nouvelles formes de modèles extensifs ? Ne s’agit-il pas de concourir à réduire l’emploi dans les territoires ruraux si nous n’y prenons garde ?
Pour autant, nous ne considérons pas que le modèle alternatif de développement durable soit une chimère ; C’est une utopie positive !

A LA CROISÉE DES CHEMINS
Tous confrontés à ces préoccupations, quelle serait la réponse crédible pour tous ceux qui font vivre nos territoires et souhaitent contribuer à leur reconstruction économique, sociale et écologique ?
Nous avons délibérément pris le parti de la recherche des meilleures voies pour financer l’innovation qui contribuera au développement des modèles d’avenir et durables. Ces innovations devront se traduire par des investissements technologiques nouveaux.
C’est possible, mais à la condition toutefois qu’il n’y ait plus ces détournements indécents de la richesse produite dans les chaînes de valeur les plus structurantes par les seuls acteurs de l’aval agroalimentaire, comme de la distribution ([2]). C’est évidemment une problématique majeure dans l’instauration incontournable des rapports de force. L’État ne peut rester indifférent au jeu du marché. Il doit y prendre toutes ses responsabilités. Dans l’hypothèse contraire, le risque serait d’aboutir au délaissement de filières essentielles ou stratégiques pour l’économie nationale.

  • Une véritable et puissante organisation des producteurs dans les territoires,
  • des négociations contractuelles étayées par des stratégies collectives de mise sur le marché, seront des atouts précieux.

Dès les années 80, dans nos différentes responsabilités professionnelles et politiques, nous avons toujours encouragé de telles options. Modestement, la récente loi « Sapin II » y contribue ; Ce dont nous nous félicitons. Alors que la logique néolibérale ne peut s’éteindre à échéance incertaine par le seul fait du sort,

  • nous prendrons l’initiative de l’instauration de marchés à terme européens pour garantir le risque financier que prennent au quotidien nos producteurs ([3]).
Il devient donc urgent d’initier le nécessaire débat avec des idées fondatrices qui ne se résument plus uniquement à celui des prix au sens le plus restrictif. Il convient d’impulser une véritable politique de la maîtrise de nos choix d’investissement
  •  pour répondre aux enjeux écologiques et sociaux …

  •  pour l’avenir de nos territoires ruraux.
REFONDER LA POLITIQUE AGRICOLE
Aucune action de cette nature n’est envisageable sans l’instauration d’un pouvoir d’arbitrage structuré, fort et stratégique. Il se doit d’émaner de la seule puissance publique ; ce dont cette dernière s’est totalement dessaisie sous la pression néolibérale des politiques lobbyistes européennes et nationales. Pour ce faire, nous n’échapperons plus à la reconstruction des circuits de financement de l’économie hors des schémas spéculatifs ou du profit sans limite qui se détournent systématiquement des activités à faible taux de rémunération.
Il s’impose que le prochain modèle s’appuie sur les leviers :
·       de l’investissement dans les technologies les plus respectueuses de l’environnement,
·       des normes sanitaires et sociales claires ; évidemment partagées au sein d’une Union Européenne à reconstruire ; et si nécessaire dans un nouveau périmètre politique et géographique,
·       des circuits de financement diversifiés ; en partie fondés sur le mutualisme ([4]),
·       des stratégies réfléchies pour la recomposition des tailles d’exploitation adaptées à chaque écosystème de production ; toujours dans le cadre d’un modèle d’exploitation coopératif et solidaire ; et enfin des modèles qui ne font plus de la dissociation du capital et du travail une finalité.
En la matière, le futur législateur aura quelques responsabilités exceptionnelles et surtout fondamentales pour impulser un nouveau cap de coopération agricole et agro alimentaire.
En outre, les politiques monétaires plus offensives devront-être poursuivies par la BCE ([5]), comme nombre d’économistes post-keynésiens dont je suis proche l’ont réclamé depuis des mois pour sortir de la « stagnation séculaire » ([6]).
Nous traiterons cette question dans une autre communication spécifiquement consacrée à l’économie politique.
Nous considérons qu’il s’agit des leviers qu’il nous faudra très rapidement mobiliser pour la reconstruction de nos économies d’après crise. Tous les faits historiques qui ont présidé à la modernisation de l’agriculture d’après guerre, démontrent que ces outils furent efficaces lorsque le développement et la modernisation agricole des années 50 - 60 s’est imposé avec entre autres la réindustrialisation explicitement planifiée de la France.

Le poids économique de l’agriculture, la place et le rôle de nos industries de l’agro-équipement et de l’agro-transformation sont à l’heure actuelle bien trop importants pour que ces questions soient de nouveau éludées jusqu’aux prochaines grandes crises et manifestations agricoles.

Enfin, rappelons que les filières économiques ne peuvent s’en tenir qu’au seul développement des fonctions tertiaires de services et d’études, « R&D » (recherche et Développement) comprise. Même si de telles activités sont toutes aussi fondamentales les unes que les autres dans l’arrangement complexe des moyens nécessaires au développement de l’économie, les fonctions productives essentielles doivent disposer de toute leur place dans nos territoires.

Renforcer les chaînes de valeur incontournables.

Si nous voulons construire de véritables chaînes de valeur, ces dernières se doivent d’être conçues de façon équilibrée et respectueuse de tous les acteurs présents dans les filières concernées.
Nous n’y arriverons qu’à la seule condition de nous inscrire dans une perspective réaliste, pragmatique et constructive ; forcément solidaire ... Ce ne sera possible qu’au moyen de véritables négociations paritaires, avec l’ensemble des parties prenantes dans les filières agricoles et agro-industrielles, toutes pourvoyeuses d’emplois et de compétences diversifiées.

Une variable d’ajustement qui prend une nouvelle forme : « ubériser » l’emploi agricole.

Nos agriculteurs sont dans la tourmente. Ils n’ont d’autre choix que de comprimer leurs charges ; et plus grave encore, de ne plus investir. Cet état de fait conduit à la dépréciation technologique par l’obsolescence des moyens de production et par là même au déclin de l’agriculture … Fatalement, la ruralité en ressort affaiblie.
Pour « ubériser » l’emploi, on n’a pas trouvé mieux que les lois de paupérisation Khomri-Valls de 2016. Le travail en agriculture n’y échappe plus. D’un côté, nous risquons d’avoir une agriculture hautement capitalistique, capable de réduire ses coûts de production par l’investissement et la massification. De l’autre côté, nous assistons à l’émergence d’une agriculture ubérisée, génératrice d’emplois à faible productivité et dont le statut renforcera la précarité. Par défaut d’organisation, l’agriculture durable pourrait ainsi rejoindre le modèle social des travailleurs indépendants précaires chez qui le travail de faible technicité prime sur l’enjeu de mobiliser le capital indispensable au progrès technologique.
Soulignons bien qu’il ne s’agit pas d’un fait nouveau. Certains types de contrats, dans nombre d’élevages dits intégrés peuvent déjà s’assimiler à ce modèle socio-économique d’asservissement au travail déqualifié.

Pour conclure notre réflexion, pourquoi les agriculteurs seraient-ils une fois de plus les seuls agents économiques à subir les conséquences implacables de l’inélasticité des prix alimentaires ? Cette inélasticité qui amplifie proportionnellement plus la valeur que le sont les variations réelles de volumes. Une inélasticité encore, qui les livre en termes de rémunérations à la volatilité des cours des matières premières agricoles au prétexte que les dogmes libéraux du marché seraient devenus intangibles.
Publié en avril 2016, le dernier rapport de l’observatoire de la formation des prix et des marges des produits alimentaires, vient nous rappeler que toutes les filières étudiées (céréales, lait et viandes bovines) révèlent des coûts de revient (rémunérations des agriculteurs comprises) supérieurs aux produits de vente et subventions cumulés ([7]).

En cette période de grandes difficultés économiques pour les agriculteurs, le courage des responsables politiques devait-être de prendre enfin la mesure du désastre que représente une telle situation pour notre économie nationale. De toute urgence, il s’agira de se mettre en situation de reconstruire, voire de réinventer un autre modèle européen ; ou pour le moins à l’échelle de quelques pays s’il n’y a pas d’accords possibles dans une union plus divisée que jamais.

Philippe Bonnin
Février 2017

Le défi qui s’impose à chacun des acteurs parties prenantes dans la question agricole, c’est de préparer l’élaboration d’un nouveau projet. Ce projet devra t-être collaboratif et ouvert à toutes les diversifications technologiques et économiques possibles.






([1]) - C’est au début des années 70 que les pays industriels ont subi une première rupture dans la dynamique de développement des organisations économiques productives. Il s’agissait du terme de cette période de grande prospérité d’après guerre qu’on désigna sous le vocable des « trente glorieuses ». Les idées keynésiennes ont alors été écartées par les inclinations néolibérales de marché. Ce courant de pensée était porté par l’école économique de Chicago. Cette institution a largement contribué à fonder la pensée monétariste de l’après Bretton Woods (juillet 1944), avec entre autre Milton Friedman, prix Nobel d’économie 1976.
([2]) - On en revient toujours aux théories bien établies de l’accumulation du capital !
([3]) - Les « Marchés à Terme » ou « Futures » sont des instruments financiers dédiés à la couverture d’un risque de cours. Le principe est de permettre la négociation (achat ou vente) d'actifs quelconques pour une échéance future. Ce sont des « produits dérivés » car leur prix va dépendre de l'évolution des prix au comptant du bien sur lequel ils portent : « le sous-jacent ». Ce peut être une céréale, des oléo-protéagineux, des viandes, du lait …
Le négoce à terme existe depuis que les hommes commercent entre eux. Les producteurs et les utilisateurs de matières premières, notamment, ont toujours voulu se garantir contre des fluctuations des cours qui pouvent pénaliser leur commerce.

([4]) - Pour une révision de la politique d'intervention économique du Conseil Général d'Ille et

Vilaine. Ph B – Nov. 2011 : http://philippebonnin.blogspot.fr/2013/09/pour-une-revision-de-la-politique.html


([5]) - BCE : Banque Centrale Européenne.
([6]) - Selon l’économiste américain Robert Gordon, les innovations de la 4ème révolution industrielle ou technologique ne génèrent que très peu de ruptures pour initier un nouveau cycle de croissance vertueuse.